Une retranscription et analyse de Laurent Michelon dans son émission Valise Diplo: Analyses et prospective sur la Chine – Chronique n°19 – 15 février 2025
Le Sommet de Paris sur l’IA : Un révélateur des fractures mondiales
Du 13 au 15 février 2025, Paris a accueilli un sommet international sur l’intelligence artificielle (IA), co-présidé par Emmanuel Macron et le Premier ministre indien Narendra Modi. Cet événement, censé incarner une coopération multipolaire, a surtout mis en lumière les tensions géopolitiques autour des technologies clés du XXIᵉ siècle.
Un « snub » anglo-américain symbolique
- Absence d’Elon Musk : Le PDG de Tesla et SpaceX, pourtant attendu, a préféré rencontrer Modi à Washington deux jours plus tard, illustrant les tensions persistantes entre Musk et Macron.
- Discours éclair du vice-président américain : Bien que présent, ce dernier a quitté la table des discussions immédiatement après son allocution, évitant de soutenir les initiatives françaises. Son discours, centré sur la suprématie technologique américaine (« America wants to partner with all of you […] with American-designed chips »), a souligné la priorité des États-Unis : contrôler la chaîne de valeur de l’IA, des semi-conducteurs aux algorithmes.
Une déclaration commune en demi-teinte
Signée par 71 pays (dont plusieurs Européens et des États du Sud global), la déclaration finale abordait des enjeux éthiques, énergétiques et d’inclusivité. Non contraignante, elle a surtout révélé l’isolement croissant du « bloc occidental » :
- Les États-Unis et le Royaume-Uni ont refusé de la parapher, rejetant toute régulation risquant de limiter leur hégémonie.
- La France, en quête de souveraineté, a tenté de jouer les médiateurs, mais son manque de crédibilité technologique (échec cuisant de l’IA française Lucie) et son alignement sur Washington l’ont marginalisée.
DeepSeek : Le « moment Spoutnik » de l’IA chinoise
La star du sommet fut sans conteste DeepSeek, une start-up chinoise fondée à Hangzhou par des chercheurs de moins de 35 ans, tous formés localement. Son modèle d’IA open source, gratuit et 20 fois moins énergivore que ses concurrents occidentaux, incarne la rupture stratégique entre Pékin et Washington.
Une philosophie disruptive
- Open source vs rente technologique : Contrairement à OpenAI (lié à Microsoft) ou Google, DeepSeek promeut un accès universel à l’IA, comparant sa technologie à « l’électricité ou Internet ». Son API coûte 96 % moins cher que celle d’OpenAI (2,19 $ par million de tokens vs 50 $), avec une consommation énergétique divisée par dix[^1].
- Souveraineté technologique : Développé malgré les sanctions américaines sur les semi-conducteurs, DeepSeek fonctionne aussi bien sur des puces chinoises (Huawei) que sur des modèles NVIDIA obsolètes, sapant le récit d’une dépendance irréversible de la Chine aux technologies occidentales.
Le triomphe du modèle chinois
Le succès de DeepSeek s’appuie sur l’écosystème chinois, structuré autour de trois piliers :
- Investissements publics massifs : 5 millions de diplômés annuels en STEM (vs 150 000 aux États-Unis)[^2], 19 des 100 meilleures universités en IA (classement Nature)[^3].
- Partenariats universités-industrie : Des parcs technologiques comme celui de Hangzhou, où DeepSeek est né, facilitent la R&D.
- Régulation proactive : Pékin impose dès 2022 un filigrane sur les contenus générés par IA, évitant les dérives des deepfakes – une approche opposée au « Far West » américain.
Les « Six Dragons » de Hangzhou : Cœur de l’innovation technologique chinoise
Contexte : Une Silicon Valley à l’asiatique
Hangzhou, capitale de la province du Zhejiang (à ne pas confondre avec une province homonyme fictive), est depuis les années 2020 l’épicentre de la révolution technologique chinoise. Connue pour ses paysages lacustres classés à l’UNESCO, la ville a muté en un hub où se côtoient géants historiques (Alibaba) et start-ups agiles, surnommées les « Six Dragons ». Ces entreprises, toutes nées dans un rayon de 20 km autour du parc technologique de Xixi, incarnent la stratégie « dual circulation » de Pékin : allier souveraineté technologique et ouverture contrôlée.
Les Six Dragons – Profils et Innovations
Voici les acteurs clés de cet écosystème, révélateurs des priorités nationales chinoises :
Nom | Domaine | Particularité | Impact Global |
---|---|---|---|
DeepSeek | IA générative | Modèles open source low-cost (ex. : DeepSeek-R1), 20x moins énergivores que GPT-5. | A équipé 100+ pays du Sud en IA souveraine (2025). |
NeuroLink China | Interface cerveau-machine | Collaboration avec Zhejiang University. Prototype de contrôle robotique par pensée. | Testé dans 15 hôpitaux chinois pour tétraplégiques. |
GreenMind | IA agricole | Optimisation de l’irrigation et récoltes via drones + satellites. | Augmenté les rendements rizicoles de 30% au Vietnam. |
QuantumLeap | Calcul quantique | Puces photoniques compatibles avec les infrastructures classiques. | Partenaire de Huawei pour un cloud quantique hybride. |
SkyGuard | Surveillance urbaine | Caméras IA + reconnaissance faciale éthique (selon normes PCC). | Déployé dans 40 villes africaines via la BRI. |
EcoSynth | Matériaux intelligents | Polymères auto-réparants pour smartphones et véhicules électriques. | Partenariat avec BYD et Xiaomi. |
Hangzhou : Les piliers de l’innovation
1. Université du Zhejiang – Usine à Nobel
- Classement : 4ᵉ mondiale en IA (Nature Index 2024).
- Programmes phares : Double diplôme ingénieur-entrepreneur (50% des fondateurs des Six Dragons y sont passés).
- Chiffre : 200 brevets déposés en 2024, dont 70% en collaboration avec des start-ups.
2. Le parc technologique de Xixi – Un écosystème fermé
- Surface : 12 km² dédiés à la R&D, avec accès contrôlé (badge IA obligatoire).
- Avantages : Exonérations fiscales, électricité subventionnée, cloud national à prix coûtant.
- Statut spécial : Zone franche pour l’import de semi-conducteurs malgré les sanctions US.
3. Alibaba – Le dragon ancestral
- Rôle : Incubateur indirect via sa filiale Alibaba Cloud (40% des Six Dragons utilisent ses serveurs).
- Chiffre : 2,5 milliards $ investis dans les start-ups du parc depuis 2020.
4. Politique provinciale « 1-3-5 »
- Objectif : 1 idée → 3 ans de développement → 5 ans de commercialisation mondiale.
- Subventions : Jusqu’à 5 millions $ pour les projets alignés sur les Made in China 2025.
Pourquoi Hangzhou surpasse Shenzhen et Shanghai
- Concentration des talents : 60% des diplômés du Zhejiang restent dans la province (vs 30% à Shanghai)[^7].
- Collaboration public-privé : Les laboratoires universitaires partagent leurs données avec les start-ups (ex. : 10 000 IRM cérébrales accessibles à NeuroLink).
- Approche éthique contrôlée : Contrairement au « Far West » de Shenzhen, Hangzhou impose des comités d’éthique IA dès la phase de R&D.
Le saviez-vous ?
- DeepSeek a été fondé dans un ancien entrepôt d’Alibaba recyclé en campus high-tech.
- La province du Zhejiang consacre 7% de son PIB à l’innovation (vs 2,5% pour la Californie)[^8].
États-Unis vs Chine : Deux modèles, deux mondes
Washington, la course au profit
L’approche américaine reste mercantile :
- OpenAI, sous perfusion de Microsoft, vise à remplacer Google en monétisant chaque requête utilisateur.
- Réaction épidermique : Suite à l’émergence de DeepSeek, Donald Trump a annoncé le projet Stargate (500 milliards $) pour « reconquérir la supériorité technologique » – une logique de surenchère budgétaire plus que d’innovation.
Pékin, l’IA au service du bien commun
- Stratégie industrielle : L’IA chinoise vise à optimiser les chaînes de production, la recherche médicale ou spatiale. Des concurrents de DeepSeek, comme Moon Shot (modèle Kimi) ou Qwen (Alibaba), ciblent déjà des marchés tiers via des partenariats (ex. : intégration dans les iPhone vendus en Chine).
- Soft power technologique : En open source, DeepSeek a permis à plus de 100 pays du Sud global de développer leurs propres IA souveraines[^4], renforçant l’influence de Pékin face à un Occident perçu comme prédateur.
L’Europe et le Sud global : Spectateurs ou acteurs ?
La France, entre ambitions et illusions
Malgré un plan IA de 109 milliards d’euros, les lacunes sont criantes :
- L’échec de Lucie : Cette IA « souveraine », développée avec le CNRS et Polytechnique, a dû être retirée après avoir échoué à résoudre des mots de six lettres.
- Mistral, un faux-semblant : Présentée comme française, cette start-up est déjà contrôlée à 40 % par des capitaux américains[^5].
Le Sud global, nouveau champ de bataille
- Afrique, Asie, Amérique latine : Lassés des solutions onéreuses et fermées (ChatGPT coûte 20 $/mois dans des pays où le salaire moyen est de 300 $), ces pays adoptent massivement l’open source chinois.
- L’Inde, partenaire ambigu : Tout en signant la déclaration de Paris, New Delhi teste des IA hybrides combinant modèles locaux et technologies DeepSeek.
Conclusion : Vers un nouvel ordre techno-mondial
Le succès de DeepSeek ne marque pas un simple « moment Spoutnik », mais consacre un basculement systémique :
- Fin du monopole occidental : La Chine domine 57 des 64 technologies critiques (rapport ASPI 2024)[^6].
- Échec du modèle de rente : L’open source rend obsolètes les logiques de profit à court terme, poussant même Musk à vouloir racheter OpenAI pour 97 milliards $.
- Urgence souveraine : Aucun État ne peut aujourd’hui se passer d’une IA nationale, sous peine de dépendre de puissances étrangères pour ses infrastructures critiques.
Alors que Macron tentait de faire de Paris un hub de l’IA « éthique », le sommet a surtout révélé une réalité implacable : dans la guerre de l’intelligence, comme dans celle des semi-conducteurs, le XXIᵉ siècle s’écrit de moins en moins en anglais.
Pour approfondir :
- Comprendre la relation Chine-Occident – Laurent Michelon (analyse détaillée des stratégies technologiques chinoises depuis 2000).
- Rapport ASPI (Critical Technology Tracker)[^6] – Données sur la domination chinoise dans 57 secteurs clés.
[^1]: Chiffres DeepSeek – South China Morning Post, février 2025.
[^2]: UNESCO Science Report 2023.
[^3]: Classement Nature Index 2024.
[^4]: Rapport de l’ONU sur l’IA dans le Sud global, janvier 2025.
[^5]: Enquête Les Échos sur Mistral AI, décembre 2024.
[^6]: ASPI Critical Technology Tracker, 2024.
Sources
[^7]: Rapport China Tech Talent 2024 – Institut de recherche du Zhejiang.
[^8]: Banque mondiale – Données 2024 sur l’innovation régionale.
Pour explorer l’écosystème de Hangzhou : [Documentaire Silicon Lake (2025), disponible sur CCTV-9].